Rétrospective 2023 : les enjeux de concentration de l’industrie du jeu

L'une des grandes sagas de 2023 a sans doute été le rachat d'Activision Blizzard par Microsoft. Une opération révélatrice d'un phénomène de concentration de l'industrie vidéoludique, mais pour quels enjeux pour les jeux et les studios eux-mêmes ?

Concentration dans l'industrie du jeu vidéo

La concentration de l’industrie du jeu vidéo n’est pas un phénomène récent : les (petits) studios rachetés par de plus gros, les fusions et les acquisitions sont monnaie courante, et s’imposent comme moteur de croissance efficace – plutôt de créer des studios de développement de toutes pièces, il est à la fois plus rapide et souvent plus pertinent d’acquérir une structure ayant déjà fait ses preuves. Depuis déjà plusieurs années, le géant chinois Tencent s’offre une belle collection de studios qui le place sur la première marche du podium des éditeurs mondiaux de jeux vidéo en terme de chiffre d’affaires, suivi par Sony qui compte aussi une vingtaine de studios de développement et quelques acquisitions significatives – on pense par exemple à Bungie racheté 3,6 milliards de dollars début 2021.

Pour autant, le rachat d’Activision Blizzard par Microsoft pour plus de 69 milliards de dollars s’impose comme l’une des acquisitions les plus significatives de l’histoire du jeu vidéo à ce jour, conclue au terme d’une des principales sagas de cette année 2023. L’opération était évidemment marquante du fait de son montant hors norme ou parce qu’elle fait de Microsoft le troisième acteur de l’industrie du jeu en terme de chiffre d'affaires (après avoir notamment déjà acquis le groupe ZeniMax qui détient Bethesda et ses filiales, et auparavant 343 Industries, Mojang, Ninja Theory ou encore Playground Games entre autres), mais aussi parce qu’elle a manifestement mis en lumière les enjeux de la concentration de l’industrie.

L’industrie plus puissante que les agences administratives ?

On le sait, pendant plus de 18 mois, les autorités de contrôle à travers le monde se sont saisies de ce projet d’acquisition et si la plupart ont rapidement autorisé l’opération (sans doute davantage par conscience de leur impossibilité de l’empêcher que par réelle adhésion à son principe), certaines ont néanmoins tenté de la bloquer, estimant que cette acquisition présentait un risque pour le consommateur – c’était la conviction de la Federal Trade Commission (FTC) aux Etats-Unis ou de la Competition and Markets Authority (CMA) en Angleterre. Et ce qu’on en retient, c’est que ces autorités administratives (des agences dotées d’un pouvoir public dont la mission consiste à défendre l’intérêt des consommateurs et donc indirectement des citoyens) ont été incapables d’empêcher cette fusion. En d’autres termes, une firme comme Microsoft s’est révélée plus puissante que des agences dotées d’une mission et pouvoir publics et cette puissance a permis à la firme américaine de renforcer encore un peu plus son pouvoir sur l’industrie du jeu – un pouvoir économique, mais aussi un pouvoir d’influence sur le secteur.

Il n’est pas question ici de contester le bien-fondé, la légitimité et encore moins la légalité de cette acquisition : les autorités compétentes se sont saisies du dossier, l’ont examiné au regard du droit en vigueur et ont estimé qu’elle pouvait légalement être validée. Dont acte. L’acquisition est néanmoins significative d’une intensification du phénomène de concentration de l’industrie du jeu, qui interroge, voire inquiète, jusqu’aux autorités en charge de protéger les consommateurs et cette année 2023 en a manifestement montré quelques-uns des enjeux.

Quelles conséquences d’une concentration accrue ?

Quelles sont les conséquences de ces rachats ? D’abord et par définition, des studios indépendants passent donc sous la houlette de maisons-mères. C’est généralement le moyen de disposer de moyens accrus pour concrétiser de nouveaux projets. C’est aussi le risque d’une certaine perte de liberté créative. Le plus souvent, les studios rachetés s’en défendent et quand un studio est acquis, c’est généralement précisément pour poursuivre son activité historique (qui a  généralement motivé l’acquisition). Pour autant, la nouvelle filiale devra aussi rendre des comptes, sur un plan financier ou stratégique, et assurer le retour sur investissement de l’acquéreur ou s’inscrire dans la politique stratégique de la maison-mère – c’est le cas par exemple de Sony, dont plusieurs des acquisitions de ces dernières années étaient motivées par sa volonté de développer son propre catalogue de « jeux service ».

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Paysage d'Hyrule

La démarche est évidemment légitime : quand un investisseur contribue à financer le développement d’un studio, il est en droit de revendiquer une part de cette croissance sous forme de dividendes. Est-ce néanmoins toujours bénéfique pour le studio et ses jeux ? Pour répondre, on peut s'appuyer sur quelques-unes des sorties de cette année 2023, marquée par le lancement de nombreux jeux de grande envergure.

L’un de ceux ayant le plus marqué les joueurs et la critique cette année est sans doute Baldurs Gate 3 (jugé « jeu de l’année » par de nombreuses publications), signé par le studio indépendant Larian, détenu au moins partiellement par son fondateur et qui n’est pas vendeur malgré les propositions. Autre exemple : dans les classements critiques, Baldur’s Gate 3 est talonné par The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom, certes signé par un colosse du jeu vidéo (Nintendo), mais aussi indépendant de toute pression extérieure.

En regard, quid des déceptions critiques de cette année 2023 ? On pense forcément à l'accident industriel Redfall. D’aucuns pourraient y lister aussi par exemple Starfield signé par Bethesda qui faisait l’objet d’attentes très (trop ?) élevées ou le Diablo IV de Blizzard, certes très bien vendus mais aussi assez mal noté par les joueurs (notamment sur Steam, sans doute pour de bonnes et mauvaises raisons). Les uns et les autres sont réalisés par des studios ayant des comptes à rendre à des maisons-mères exerçant une pression plus ou moins significative sur les résultats de leurs filiales respectives.

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Ashava

Il existe évidemment des contrexemples, à commencer par Hogwarts Legacy, succès critique et populaire de ce début d’année 2023, signé par le studio Avalanche Software détenu par le groupe Warner. On comprend néanmoins que le phénomène de concentration dans l’industrie du jeu et l’augmentation des budgets qui l’accompagne ne sont pas forcément synonymes d’amélioration qualitative et 2023 en a manifestement fait la démonstration. Cette année, les jeux indépendants semblent avoir davantage enthousiasmés les joueurs que certaines des productions émanant de grands groupes consolidés. 

Restructurations et licenciements

Au-delà de la production des studios rachetés par ces grands groupes, cette année 2023 a aussi été marquée par plusieurs vagues de licenciements dans l’industrie du jeu, parfois très significatives. C’est paradoxal dans un secteur suffisamment riche pour enchainer les acquisitions à coup de milliards de dollars, mais l’industrie du jeu est en même temps manifestement en quête d’économies drastiques.

Licenciements en 2023 dans l'industrie du jeu vidéo

Selon Video Game Layoffs qui recense les licenciements dans l’industrie du jeu, de l’ordre de 9000 salariés du secteur auraient perdu leur emploi en 2023. À titre de comparaison et toujours selon le site, le chiffre serait neuf fois supérieur en 2023 qu’en 2022 (un millier d’emplois détruits dans le jeu vidéo en 2022).

La période « post-Covid » et la fin de l’euphorie du secteur après les périodes de confinements expliquent en partie ces licenciements. Pour autant, le détail des restructurations dresse un bilan qui laisse songeur : le groupe Embracer avait construit sa croissance sur une politique d’acquisitions de studios très agressive et a licencié plus de 900 salariés cette année et fermé plusieurs de ses studios (après avoir échoué à finaliser un accord de financement à deux milliards de dollars) ; le groupe Unity a également successivement licencié un total de 900 salariés tout en ayant enregistré une hausse annuelle de son chiffre d’affaires de 69% ; Sony a mené une centaine de licenciements au sein de sa filiale Bungie après avoir pourtant investi 3,6 milliards dans l’acquisition du studio et 1,2 milliards de plus... pour fidéliser les talents du studio de développement. Chez Epic Games, ce sont 830 licenciements qui ont été annoncés cette année (16% de sa masse salariale) dans le cadre de mesures d’économies jugées nécessaires mais aussi parce que le studio se focalise dorénavant davantage sur la création de contenu par les joueurs eux-mêmes plutôt que par les employés du studio. Idem chez Electronic Arts qui a licencié plus de 1100 salariés en interne et dans ses filiales ou chez CD Projekt Red qui a procédé à une centaine de licenciements malgré le succès commercial de Cyberpunk 2077 et son extension Phantom Liberty.  Et on pourrait multiplier les exemples.

Au-delà du contexte post-Covid et de crise inflationniste, une industrie de plus en plus concentrée conduit aussi mécaniquement à supprimer les postes surnuméraires, à rationaliser et à se restructurer – et donc à licencier. Reste à en déterminer les conséquences de long terme pour l’avenir.

Mais une industrie qui se syndique

L’une des conséquences immédiates à laquelle on assiste d’ores et déjà est sans doute un phénomène de syndicalisation de l’industrie du jeu vidéo – sans doute là aussi encore l’un des mots clefs de cette année 2023. Et c’est une évolution significative dans la mesure où le jeu vidéo a longtemps été considéré comme un secteur de passionnés, ne comptant pas ses heures. C’est manifestement de moins en moins le cas : le secteur vieillit, l’âge des joueurs augmente mais aussi celui des professionnels de l’industrie, sans doute davantage conscients de leurs droits et dans un environnement pas toujours très bienveillant, ces professionnels se mobilisent manifestement pour les défendre (leurs droits).

Raven Software

Sans surprise, le mouvement a débuté chez les salariés les moins considérés (les testeurs des départements d’assurance qualité) et s’est progressivement étendu. Certains studios se sont montrés très hostiles à ce processus de syndicalisation des salariés (Activision Blizzard, par exemple), d’autres les accueillent un peu plus favorablement (les cadres de Microsoft indiquent ne pas s’y opposer et la firme reconnait le syndicat ZeniMax Worker au sein de sa filiale ZeniMax Media). Si le phénomène reste encore marginal aux Etats-Unis, le mouvement prend progressivement de l’ampleur, par exemple chez Raven Software ou Keywords Studios, des syndicats ont aussi été fondés chez Avalanche Studios, Sega of America ou CD Projekt RED. Indice sans doute révélateur d’une tendance de fond, la syndicalisation ne se limite pas aux Etats-Unis, mais touche aussi les travailleurs sud-coréens : un syndicat a été créé chez NCsoft, et d’autres doivent suivre chez Nexon ou Netmarble, notamment.

La syndicalisation prend de l’ampleur dans les pays où le droit du travail est très peu protecteur pour les salariés et s’étoffe manifestement en période de crise sociale. La tendance apparait plutôt logique, mais interroge sur les conséquences à plus ou moins long terme d’une concentration accrue de l’industrie du jeu : des groupes certes plus puissants et capables de produire des jeux toujours plus impressionnants, mais aussi de plus en plus uniformisée et portée parfois davantage par des intérêts économiques que réellement ludiques, et tout en faisant pas toujours grand cas de leurs salariés. Si 2024 sera peut-être moins riche en sorties d’envergure que 2023 (notamment parce que les nombreux retards et reports de ces dernières années du fait de la pandémie sont maintenant rattrapés), l’année à venir promet néanmoins d'être instructive quant à l’avenir du secteur – une industrie toujours plus concentrée avec ses effets délétères ou secouée par des acteurs qui se rebiffent pour lui insuffler un certain renouveau ?

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