Les comportements « toxiques » chez les joueurs en ligne : enjeux et solutions

Les comportements délétères de certains joueurs préoccupent les exploitants de jeux en ligne depuis quelques années -- d'autant plus qu'ils se propagent de façon virale. Aujourd'hui, on identifie des solutions à la fois valorisantes et pédagogiques.

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Les jeux violents ont-ils une influence sur le comportement des joueurs ? Les études sur le sujet sont nombreuses et les résultats très disparates (à tort ou à raison, on a par exemple longtemps associé l'agressivité des joueurs en ligne au genre FPS, par nature très compétitif et s'appuyant souvent sur des thématiques où la violence est très présente graphiquement). Mais avec la démocratisation des jeux en ligne et l'engouement croissant des joueurs pour les jeux communautaires, on constate également depuis quelques années l'émergence de comportements parfois très virulents chez les joueurs, s'exprimant pourtant dans le cadre de jeux au contenu plus anodin. Tout comme on constate parfois des phénomènes de violence dans les stades lors de compétitions sportives (le hooliganisme dans le milieu du football, par exemple, pourtant considéré comme un sport très grand public et plutôt familial), on perçoit aussi parfois des « comportements dits toxiques ou nocifs » chez les joueurs en ligne (une forte agressivité verbale, des propos insultants voire racistes, homophobes ou misogynes, entre autres), dans le cadre de jeux pourtant conçus pour s'adresser à un large public familial.

Les enjeux : un phénomène viral et exponentiel

Si le phénomène ne touche qu'une minorité de joueurs et loin d'être nouveau (on parlait déjà de « griefing » dans Ultima Online à la fin des années 90 et c'est à cause du comportement des joueurs du MMORPG que le successeur EverQuest renonçait à intégrer un contenu PvP dans son gameplay pour se focaliser sur des raids PvE), les effets en sont suffisamment notables pour que les exploitants de jeux se saisissent de la problématique et déploient des mesures parfois très ambitieuses pour tenter de les limiter, voire de les éradiquer. Car si fédérer des communautés est évidemment un facteur de fidélisation efficace des joueurs, largement encouragé par les exploitants de jeux, il apparait que les « comportements toxiques » deviennent aujourd'hui l'une des principales causes d'abandon d'un jeu (certains joueurs renoncent à se connecter ne supportant plus l'ambiance délétère qui règne sur un serveur de jeu, et ce risque de départ augmente de 320% lorsque l'environnement est jugé nocif -- le chiffre est calculé par Riot Games au regard du comportement des joueurs de League of Legends). Ainsi, au-delà des enjeux juridiques, éthiques ou sociétaux, le comportement des joueurs entre eux s'impose aussi comme un enjeu économique.

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Les membres de l'industrie du jeu (notamment Jeffrey Lin, en charge de ces problématiques chez Riot Games, le studio de développement de League of Legends, considéré actuellement comme le jeu en ligne le plus joué au monde et l'un des plus touchés par les « comportements toxiques » entre joueurs) vont plus loin encore.
Par définition, le comportement nocif d'un seul aura des conséquences sur l'expérience de jeu de plusieurs autres joueurs. Mais, les études du studio montrent que les comportements toxiques se propagent de façon virale : un joueur confronté à un environnement violent aura tendance à adopter lui-même un comportement agressif, et inversement, selon Jeffrey Lin durant la GDC 2015 en mars dernier, « lutter contre les comportements délétères dans les jeux ne profitent pas qu'aux seules communautés de joueurs, mais permet aussi d'enrayer globalement les comportements agressifs et de faire d'Internet en général un lieu d'échanges et d'interactions plus sûr ». Les enjeux de comportements des joueurs, positifs et négatifs, dépassent le seul cadre des jeux.

Lutter contre les comportements délétères

Si certains comportements en ligne sont passibles de poursuites (tenir des propos racistes ou homophobes est illégal) et donnent parfois déjà lieu à des condamnations (des cas de cyber-harcèlements ou d'usurpation d'identité en ligne en vue d'une vengeance ont déjà été entendus par les tribunaux), les exploitants de jeu ne se contentent de faire appliquer la loi et multiplient les mesures visant à endiguer les comportements toxiques dans leur jeu.

Encourager les comportements positifs

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Les exploitants de jeux en ligne sont ainsi enclins tantôt à encourager et récompenser les comportements communautaires positifs ; tantôt à sanctionner les comportements négatifs, voire parfois à s'appuyer sur des mécanismes d'autogestion impliquant les joueurs, voire les laissant parfois faire justice eux-mêmes.

Longtemps négligées et connaissant aujourd'hui un regain d'intérêt, les mesures encourageant les comportements positifs sont traditionnellement appréciées mais complexes à mettre en oeuvre, dans la mesure où elles supposent de disposer d'équipes de modération à la fois nombreuses et suffisamment présentes pour identifier les joueurs fair-play ou véhiculant un bon esprit au sein de la communauté. Mais cette approche s'avère néanmoins importante au sein d'un jeu, notamment à cause de ce que les psychologues nomment le « biais de la négativité ». Les sentiments négatifs ressentis par un joueur seraient infiniment plus marquants que les expériences positives (il faudrait vivre quatre expériences positives pour effacer une expérience négative et ainsi susciter un sentiment émotionnel neutre chez le joueur).
On comprend dès lors aisément que les exploitants tentent de valoriser les bons comportements pour rééquilibrer la perception des joueurs et éviter la propagation de comportements délétères.

Dans ce contexte, certains titres intègrent par exemple des « systèmes de notations » entre les joueurs (les mieux notés par la communauté sont honorés et les plus plébiscités sont récompensés) ou encore des « mécanismes de mentorat » invitant les joueurs vétérans à se faire les ambassadeurs du jeu auprès des nouveaux venus.

S'appuyer sur les joueurs

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Dans le même esprit, les équipes de développement entendent s'appuyer sur les communautés elles-mêmes. Dans certains jeux, des mécanismes de signalement de mauvais, mais aussi de bons comportements, sont mis en place pour valoriser aussi les attitudes positives. Dans d'autres, des bonus sont octroyés aux joueurs dès lors que leur comportement ne donne pas lieu à signalement (un mois sans reproche et le joueur obtient un petit bonus, qui augmente au fil des semaines de bonnes conduites -- le bonus peut prendre la forme d'un costume ou d'un objet distinctif pour le personnage, visible de tous les autres joueurs dans le jeu). On connait les expériences, plus ou moins heureuses, de League of Legends ou d'ArcheAge, dans lesquels les joueurs peuvent également passer en jugement, devant un tribunal présidé par des joueurs susceptibles d'infliger des sanctions plus ou moins lourdes -- la communauté rend justice selon ses propres critères collectifs.

Des sanctions pédagogiques

Mais évidemment, les mesures visant à sanctionner les joueurs au comportement néfaste (le plus souvent pour les bannir et les empêcher d'accéder au serveur de jeu temporairement ou définitivement) sont les plus courantes et les plus nombreuses.

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Mais là encore, les études menées directement dans les jeux obligent à repenser la façon de « rendre justice » dans un jeu. Selon Jeffrey Lin, il convient en effet de faire en sorte que la « victime » puisse percevoir la sanction de son agresseur : elle doit être infligée rapidement (Riot Games expérimente dans League of Legends l'utilisation d'une intelligence artificielle qui apprend à identifier les comportements néfastes à la volée, selon les pays et les cultures locales, afin d'infliger de promptes sanctions, de seulement quelques minutes ou quelques heures), voire publiquement pour susciter un sentiment de justice rendue au sein de la communauté et éviter tout sentiment d'impunité -- on se souvient que le studio Riot Games a ainsi déjà sanctionné des joueurs professionnels de League of Legends pour leur comportement, les privant ainsi de certaines compétitions d'envergure (un « carton rouge » énoncé publiquement et souvent commenté au sein de la communauté des joueurs les plus investis). Mais au-delà de la victime, il convient aussi et surtout de se montrer pédagogue à l'égard de l'agresseur : il apparait en effet qu'un joueur « puni » aura tendance à se montrer d'autant plus colérique et agressif quand la sanction lui parait injuste. A contrario, quand la section est expliquée, le joueur est plus enclin à la reconnaitre et à accepter de changer son comportement (pour 50% d'entre eux), et quand la faute est démontrée, preuve à l'appui grâce par exemple à des logs de jeu, 70% des joueurs sanctionnés se disent prêts à évoluer.

Selon Jeffrey Lin, de nombreux joueurs n'avaient pas conscience des effets de leurs comportements nocifs en ligne (oubliant qu'il y a d'autres joueurs au-delà de leur écran). Les aider à prendre conscience de cette réalité humaine même au travers de sanctions bégnines (c'est-à-dire les éduquer) s'est manifestement avéré efficace : d'après le designer, la politique mise en place par le studio Riot Games porte ses fruits puisque « seulement » 2% des très nombreuses parties jouées dans League of Legends seraient aujourd'hui émaillées de « propos déplacés » (orduriers, racistes ou sexistes, notamment).

Les mesures développées par Riot Games ne sont pas nécessairement reproductibles dans d'autres jeux (notamment parce que le studio dispose de moyens que d'autres n'ont pas forcément). Pour autant, l'expertise accumulée peut être inspiratrice et si l'on en croit Jeffrey Lin, éduquer les joueurs dans un jeu les fait évoluer dans le jeu, mais aussi par-delà ses frontières, au point qu'il considère que la problématiques des comportements nocifs n'en sera plus une d'ici quelques années. De quoi, alors, imaginer des jeux en ligne qui (re)deviendraient de véritables « jeux », portés par leur seule dimension ludique ?

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