Editorial : L'art de la guerre

par Aurélien Pfeffer, aka Uther (juillet 2006)

 

Cycliquement, les MMOG et MMORPG connaissent des phases d'évolutions plus ou moins novatrices, souvent inspirées de savantes analyses des succès et des échecs de leurs prédécesseurs. Avec plusieurs nouveaux projets annoncés dernièrement et dix ans après la sortie d'Ultima Online (l'ancêtre historique des MMORPG), plusieurs d'entre eux (citons simplement Age of Conan, Huxley ou Gods and Heroes) s'annoncent d'ores et déjà novateurs « sur le papier », notamment en matière de gameplay de combat... faute parfois d'innover dans d'autres domaines.
L'historique des principales évolutions des « vieux » mondes virtuels (forcément caricatural, mais qui a le mérite de la concision) peut se révéler instructif et aider, par pure prospective, à deviner ce que nous réservent peut-être les concepteurs de jeux en ligne pour demain.

Lors de son lancement, Ultima Online se voulait une réplique (presque) fidèle d'une société médiévale réelle. Le domaine virtuel qu'est Britania comptait un pouvoir politique incarné par Richard « Lord British » Garriott et éventuellement délégué aux guildes, son lot d'artisans et collecteurs de matières premières aptes à faire fonctionner une économie rudimentaire et un pouvoir militaire tantôt protecteur, tantôt menaçant.
Inspiré (presque) fidèlement de la réalité, les lois régissant cette société virtuelle (le « gameplay » d'Ultima Online) autorisait la mort de ses résidents dans un PvP féroce. Très prosaïquement, il n'y avait en effet aucune raison d'offrir l'immortalité au commun des mortels virtuels. L'immortalité restait une prérogative de Lord British du fait de son statut quasi-divin.
L'expérience a montré que ce choix laissait le champ libre à une nouvelle race de joueurs, les PK (Players Killers) et les "grieffers", qui, avec un certain sadisme, prenaient plaisir à éliminer virtuellement leurs congénères (on pouvait le prévoir, ils étaient déjà largement présents dès la préhistoire des mondes virtuels que ce soit dans les MUD ou dans NeverWinter Nights "version AOL" et surtout dans la première mouture de Meridian 59). La popularité d'Ultima Online donnera une large audience à ces grieffers au point qu'EverQuest un an plus tard, optera pour un gameplay bien plus consensuel en interdisant purement et simplement la lutte entre les joueurs. Pas de PvP dans EverQuest.

Afin d'occuper les joueurs, EverQuest s'inspirera des grands classiques du jeu de rôle « sur table » (notamment Donjons & Dragons et son célèbre principe « portes – monstres – trésors ») en se basant sur un gameplay coopératif dans lequel les joueurs oeuvrent de concert pour surmonter les obstacles que dresse le Maître de Jeu (ou le développeur) devant lui. Les joueurs doivent lutter ensemble contre un environnement hostile. EverQuest sera donc PvE ou ne sera pas.
Mais afin de retrouver la poussée d'adrénaline que peut procurer le PvP du concurrent Ultima Online (la lutte contre l'intelligence d'un autre joueur reste toujours plus attrayante que de déjouer une intelligence artificielle forcément limitée), EverQuest poussera le PvE à son paroxysme.
Il ne s'agira plus d'affronter ici un monstre plus ou moins dangereux ou là une créature qui n'a de diabolique que le nom. Pour caricaturer, EverQuest va initier une nouvelle forme de challenge avec les premiers raids. Les objectifs d'un raid se veulent épiques et surtout atteignables uniquement par l'association d'un grand nombre de groupes de joueurs. C'est parfois plusieurs dizaines de personnages qui devront coopérer plusieurs heures durant pour arriver à bout d'un dragon légendaire ou survivre dans les tréfonds obscures d'un donjon oublié.

Avec Anarchy Online, le développeur Funcom proposera une nouvelle forme de défis en introduisant la notion de zones "instanciées". Etant réservées à un unique groupe d'avatars simultanément, ces zones obligent les joueurs à ne compter que sur eux-mêmes. Il ne s'agit donc plus ici de réunir une horde furieuse de joueurs aussi nombreuse que possible pour surmonter l'obstacle (le nombre faisant la force), mais au contraire de savoir gérer les capacités en présence sans espérer le moindre soutien de l'extérieur.

Tous ces concepts représentent un challenge attractif auprès des participants, mais obligent les équipes de développement à sans cesse concevoir plus de contenu afin de répondre aux demandes croissantes des joueurs (proposer de nouvelles zones ou donjons aux joueurs de haut niveau, des donjons toujours plus terrifiants, etc. toujours plus vite consommés par les joueurs que développés par les studios de conception).

Dark of Age of Camelot s'inspirera de ses aînés pour répondre à cette problématique tout en gommant les erreurs du passé. Avec l'introduction du RvR (Realms versus Realms), c'est-à-dire du PvP reposant sur une appartenance à une faction précise, Mythic engendre un intérêt "autoentretenu" par les joueurs (pendant qu'ils s'affrontent les uns contre les autres, il n'est pas nécessaire de concevoir des adversaires toujours plus puissants, contrôlés par une intelligence artificielle plus ou moins perfectionnée). Mais à l'inverse du PvP proposé par Ultima Online ayant engendré les "grieffers", le RvR de Dark Age of Camelot permet au joueur de choisir les conditions de l'affrontement : à l'abri à l'intérieur des frontières de son royaume où il affrontera des créatures au comportement souvent connu (et où les autres joueurs ne peuvent l'atteindre) ou au contraire contre d'autres joueurs sur des champs de bataille clairement identifiés comme des zones d'affrontements (que l'on rejoint à sa guise) et uniquement contre les joueurs appartenant aux royaumes adverses (pouvant donc toujours compter sur le soutien des joueurs de sa propre faction). Le joueur souhaitant connaître le (délicieux) frisson du PvP le pourra toujours... tout en restant libre de quitter le champ de bataille s'il ne veut plus subir les assauts furieux de ses congénères.

Pendant quelques années, les systèmes de combats en présence dans les MMOG ont suivi cette typologie établie par les quatre grands fondateurs du genre : UO, EQ, AO et DAoC.
World of WarCraft reprendra l'ensemble de ces concepts à son compte pour les cuisiner à sa sauce. Comme dans DAoC, il propose une mécanique de combat PvP reposant sur un système de factions (et des combats consensuels : les belligérants doivent tous accepter le combat PvP pour s'affronter - à défaut, ils ne peuvent ni attaquer, ni être attaqués) et dans des zones plus propices à l'affrontement que d'autres. World of WarCraft fera surtout une synthèse des raids d'EverQuest (un objectif d'envergure à surmonter nécessitant parfois une organisation extrêmement rigoureuse des forces en présence – la moindre erreur individuelle pouvant entraîner l'échec de tous), tout en incluant aussi certains d'entre eux dans des zones instanciées (des donjons épiques comme dans Anarchy Online).
Dans World of WarCraft, non seulement le joueur doit surmonter un donjon en comité restreint (généralement entre une poignée de joueurs et à peine plus de quelques dizaines) sans pouvoir compter sur une quelconque aide extérieure, mais aussi achever son périple en éliminant un "boss" imposant la mise en place d'une stratégie parfois très élaborée, ne laissant aucune place à l'incertitude. Chacun est astreint à une parfaite maîtrise de son propre personnage, mais est aussi condamné à être efficace au sein de groupe, à connaître sa place et celle des autres, supposant le plus souvent une coordination stricte de la part des leaders.

Au regard de ce récapitulatif rapide forcément caricatural, le gameplay de combat (« l'art de la guerre » des MMOG) ne semble pas avoir grandement innové depuis 2002. Tout au plus, les vieilles recettes ont-elles été adaptées et combinées ensemble pour améliorer les expériences de jeu d'aujourd'hui...
Nous pourrions d'ailleurs nous interroger sur les raisons de cette frilosité et ce manque d'innovation (et fustiger au passage les développeurs de jeu en ligne) ou se demander pourquoi les joueurs se contentent actuellement de ces vieilles recettes...
Mais nous nous contenterons ici de nous demander si l'avenir peut nous promettre des évolutions, voire des concepts novateurs en matière d'affrontements virtuels.

Car manifestement, le développement technologique (notamment la démocratisation de machines de jeux toujours plus puissantes, tant en matière de consoles connectées que de matériels informatiques) autorise une certaine évolution de gameplay.
On a donc vu émerger de plus en plus de MMOG revendiquant une inspiration piochée auprès des jeux de combat développés initialement pour les consoles. Leur gameplay rapide et dynamique, fait de combinaisons d'attaques multiples et variées semble s'exporter efficacement dans un contexte massivement multijoueur. Dans la même veine, plusieurs "MMOFPS" (jeu de tir à la première personne massivement multijoueur) sont même annoncés. Malgré des MMORPG traditionnellement axés sur la progression d'un personnage, les MMOFPS s'attaquent sans complexe à un gameplay où la dextérité du joueur et la qualité de l'équipement du personnage priment sur la stratégie et la connaissance du jeu.
Archétype de cette mouvance et digne successeur de PlanetSide, Huxley, le MMOFPS de Webzen, est présenté comme le prochain "blockbuster" du développeur coréen devant caracoler tant auprès des joueurs en ligne que des adeptes du FPS ou des utilisateurs de consoles (le titre sera disponible sur PC et consoles nouvelles générations).
D'autres, peut-être plus ambitieux s'autorisent des mélanges, comme The Chronicles of Spellborn. Puisant incontestablement dans le jeu de rôle, ce MMORPG repose sur des intrigues et quêtes complexes... Mais les combats, notamment organisés en arènes, empruntent largement aussi au FPS (le joueur doit par exemple cibler son adversaire à la souris avant de déchaîner un déluge d'acier et de magie sur l'importun).

Après le FPS, les thématiques guerrières traditionnelles du jeu vidéo semblent aussi vouloir investir le marché du MMO.
Les MMORTS (jeux de stratégie en temps réel massivement multijoueurs) émergent également. Que ce soit Age of Conan, le jeu d'action développé par Funcom et inspiré de la licence Conan le Barbare ou encore Gods and Heroes: Rome Rising plongeant le joueur à la tête de légions romaines (agrémentées de minotaures et autres chimères), ils confient aux joueurs la lourde charge de prendre la tête non plus d'un unique personnage, mais d'une escouade complète composée de différents corps militaires (fantassins, archerie, cavalerie, artillerie, etc.).
Incluant un système de formations militaires, le joueur de Gods and Heroes devient "maître de guerre" ou "stratège" et non plus un simple mercenaire, voire même un gestionnaire militaires, sensible au bien être de ses hommes. Il incombe au joueur de veiller au moral de ses troupes (dans Gods and Heroes) ou d'organiser la défense de ses cités (dans Age of Conan) en prévision des raids adverses... Age of Conan s'enorgueillit même d'inspirations plus diverses parmi les jeux de stratégie, mais aussi aux FPS, voire les jeux de combats que l'on pensait réservés aux consoles (deux personnages s'affrontent rivalisant de dextérité de maîtrise des arts martiaux à coup de combinaisons dévastatrices). Dans AoC, le joueur manie "réellement" l'épée, cible ses attaques sur les points faibles de l'adversaire, tranche ou transperce ses cibles à loisir... Il s'agit de maîtriser les compétences de son personnage mais aussi de faire preuve de dextérité au clavier ou encore de stratégie.

Le gameplay de combat semble alors devenir un savant mélange empruntant au système "d'instances" et de "raid" (un nombre limité de personnage dont il faut exploiter les compétences au mieux) mâtiné de PvP, de duel où la dextérité devient maître mot...

 

Que ce soit du fait du développement technologique, d'une évolution du marché (les MMOG se démocratisent, ils sont de plus en plus nombreux et doivent se distinguer de la masse) ou le fruit d'une réelle volonté d'innovation, plusieurs projets promettent de nouvelles sensations de jeu. Là où les MMO traditionnels imposaient une progression et une prise en main lente (on apprend à maîtriser son personnage petit à petit) conduisant à un attachement (social) de son personnage, une nouvelle tendance tend à émerger avec des affrontements plus rapides (FPS) et de plus grande envergure (RTS), un gameplay attractif immédiatement... et peut-être un investissement moindre du joueur susceptible de faire naître l'ennui plus rapidement.
Sans doute doit-on voir dans cette évolution du gameplay (et des modèles économiques des MMOG), une évolution du comportement du joueur (et inversement ?). Il y a encore quelques années, un joueur consacrait au moins deux ans à son MMOG. Les studios de développement étaient donc enclins à compter sur leur fidélité et concevaient du contenu en conséquence (occuper le joueur à long terme). Aujourd'hui, les joueurs semblent volontiers volages, exigeant qu'on capte leur attention immédiatement... et qu'on séduise sans cesse de nouveaux joueurs pour remplacer les plus frivoles. Sans doute faut-il y voir les raisons de la multiplication des titres sans doute plus amusants et accessibles, mais aussi peut-être moins profonds...