Editorial : "La cuillère n'existe pas"

par Aurélien Pfeffer, aka Uther (novembre 2004)

 

illustrationIncontestablement, l'actualité "MMOG" de ce mois de novembre est quasiment monopolisée par un choc de titans, une lutte acharnée entre deux poids lourds faisant trembler les humbles mortels que sont plus ou moins tous les autres jeux massivement multijoueurs du moment (au point de voir des dates de sorties avancées ou reculées de quelques mois pour éviter une confrontation trop directe).
A ma gauche, le digne descendant du premier MMOG en 3D, accusant pas moins de 450 000 abonnés sur la balance, revendiquant presque la paternité du genre en occident et bien décidé à conserver son titre. A ma droite, un challenger montant sur le ring pour la première fois mais "coaché" par un éditeur ne comptant plus succès (Blizzard, et ses Diablo 1 et 2 ou la série des WarCraft et StarCraft).

La confrontation entre EverQuest II et World of WarCraft (puisque c'est, bien sûr, d'eux dont il s'agit) promet d'être épique et fait déjà largement gloser les "spécialistes" du genre... Ne boudons pas notre plaisir, revendiquons haut et fort notre droit à être, nous aussi, considérés comme des "spécialistes" sur JeuxOnLine et suivons servilement le mouvement du match EQ II vs. WoW.

 

Ready ? Fight !

Compte tenu du palmarès respectif des prétendants, une rixe était prévisible. Le choix des dates de bêta tests, puis de sorties retenues pour l'un et l'autre ont rendu la confrontation inévitable (et souhaitée ?).

illustration EverQuest II est le premier à entrer dans l'arène en annonçant une phase de bêta test dès septembre 2004, ouverte à tous les joueurs mi-octobre. Sûr de son glorieux héritage, le jeu est lancé en grande pompe le 8 novembre dernier, par des "stars hollywoodiennes" (et playmates), lors de fêtes privées spécialement organisées.
Le 8 novembre, c'est précisément la date choisie par Blizzard pour ouvrir le bêta test de World of WarCraft, qui ne tarde pas à apprécier sa popularité en enregistrant pas moins 500 000 inscriptions en quelques jours. La sortie commerciale n'est pas en reste puisque Blizzard annonce, dans un communiqué officiel, la vente de 250 000 boites de jeux et l'activation de 200 000 comptes le jour de la sortie. Et le 8 novembre en fin d'après-midi, on totalisait déjà 100 000 joueurs connectés simultanément sur les serveurs de jeu. Si l'on en croit certains sites américains, un tiers des joueurs auraient prévu de réserver leur journée à la découverte du jeu, le jour de sa sortie (renonçant donc à aller travailler ou en cours pour cette journée spéciale).

Même si les résultats de tels annonces et sondages sont forcément sujets à caution et très peu représentatifs d'un comportement, l'engouement des joueurs est réel au point d'obliger Blizzard à ouvrir toujours plus de serveurs (42 initialement, puis 71 et enfin 88 pour absorber les assauts massifs de joueurs voulant atteindre les serveurs). Finalement, une "file d'attente" est mise en place pour accéder aux serveurs, obligeant parfois plus 700 joueurs à patienter plusieurs dizaines de minutes avant d'atteindre enfin l'Eden espéré... se révélant injouable pour cause de lag trop important (résultat glorieux à mettre sur le compte de l'inexpérience de la jeunesse, sans doute... évité - peut-être à regret ? - par le vétéran EverQuest II).

illustrationComment expliquer un tel engouement pour un univers qui n'existe pas ? Dans un premier temps, rappelons que littéralement, le virtuel s'oppose au réel. Le virtuel, par définition, n'est qu'en devenir et doit encore être réalisé, concrétisé. Et de prime abord, on peut difficilement placer la "réalité" et un "monde artificiel" purement numérique sur le même plan.
Et pour aller plus loin, les MMOG constituent des univers virtuels en perpétuelle évolution, ne se bonifiant qu'avec l'age, ne trouvant leur plein intérêt que dans la durée. Leur contenu est enrichi progressivement (patchs ou extensions régulières), les normes qui les régissent sont affinées avec le temps (donnant lieu, parfois, à des revirements fondamentaux dans l'univers de jeu).
Pour paraphraser l'un des élus potentiels du célèbre Matrix, il faut juste garder en tête que "la cuillère n'existe pas", au même titre que la réalité (virtuelle) du film ou les univers artificiels que sont les MMOG.

 

"La cuillère n'existe pas"

On peut se demander où réside alors l'intérêt de se ruer vers un monde sans existence réelle, uniquement en devenir (voire non achevé).
C'est la question que se sont posé, fin octobre dernier, les intervenants du State Of Play II (conférence organisée chaque année par l'Université de Yale et l'école de droit de New York étudiant les conséquences notamment juridiques, sociologiques et économiques qu'engendrent les univers virtuels), afin de débattre sur l'existence ou non "de la cuillère" de Matrix.
Il ressort des débats que l'attrait des MMOG est double. Ils offrent tout d'abord un espace (virtuel) clairement défini aux utilisateurs de mondes virtuels, et sont ensuite surtout le théâtre d'interactions entre individus, formant une communauté. Par définition, l'originalité des MMOG (face aux jeux vidéo plus classiques) réside précisément dans leur caractère "massivement multi-joueurs", encourageant le sentiment d'appartenance au groupe. Le gameplay d'un jeu en ligne intègre une forme de reconnaissance de l'individu par les autres joueurs et valorise une position sociale (virtuelle) au sein de l'univers artificiel (on parle de combattants de "haut niveau", d'artisans "légendaires", etc., permettant à l'individu d'être reconnu par ses pairs et de se faire une place au sein de la communauté).

illustration Si l'on en croit les conclusions tirées notamment par Cory Ondrejka (de Linden Lab, développeur de Second Life) ou Yochai Benkler (Université Yale) suite au State of Play II, les interactions entre les "résidants" d'un MMOG et les communautés qui en émergent confère aux mondes virtuels, toute la "réalité" émotionnelle, sociale, économique, ou autre à laquelle ils peuvent prétendre. La forme que prend cette réalité (dans un espace virtuel, lors d'échanges dématérialisés) importe peu.

Et les exemples de EverQuest II et World of WarCraft (pour les plus frappants d'entre eux) tendent sans doute à confirmer cette hypothèse. L'univers d'EverQuest, déjà connu par les joueurs du premier opus, ou celui de World of WarCraft, très largement exploité sous forme vidéo ludique ou analogique (livres) ont suffit à agréger une communauté solide de plusieurs centaines de milliers de membres autour d'un même intérêt, bien avant qu'il soit possible de fouler Norrath ou Azeroth.
La mise en vente de coffrets "Collector" achèvera de nous convaincre. Au-delà de la volonté purement marketing, le simple fait qu'il y ait des acheteurs prêts à débourser deux fois le prix normal du logiciel (les versions "Collector" de EQ II et WoW se vendent environ 80$) en plus de l'abonnement mensuel est symptomatique. Il ne s'agit plus seulement de revendiquer son appartenance à un monde virtuel ou d'y rechercher une certaine renommée artificielle, il convient de l'exporter dans la "réalité".

Finalement, si Neo ne parvient pas à tordre la cuillère, c'est peut-être parce que, quelque part, elle existe quand comme un peu...