Editorial : Du monopole naturel aux donjons instanciés

par Aurélien Pfeffer, aka Uther (août 2004)

 

Dans les années 1880, le développement des télécommunications aux Etats-Unis a conduit les économistes à envisager de nouveaux concepts parmi lesquels la théorie du monopole naturel.
En 1880, les Etats-Unis constatent l'explosion du marché du téléphone : de multiples petites compagnies sont fondées sans la moindre régulation et chacune conçoit et propose son propre réseau téléphonique (avec ses propres lignes et protocoles). Techniquement, les abonnés d'une compagnie de téléphone ne pouvaient appeler et recevoir des appels que des autres abonnés de ce même opérateur.

Rapidement, la Bell Telecom Compagny (fondée par Graham Bell, que l'on considère aujourd'hui comme l'inventeur du téléphone) s'impose comme le leader du marché des télécommunications aux Etats Unis. Elle compte le plus grand nombre d'abonnés et est de fait, la mieux implantée, la plus performante et la plus compétitive.
Le marché des télécommunications se pose en situation de monopole naturel, sous la domination de la Bell Telecom Compagny. La forme idéale du marché des télécoms conduit à l'émergence d'un unique opérateur contrôlant l'ensemble du secteur.

 

Appliqué aux MMOG...

Quel rapport avec les MMOG ? Par définition, un MMOG est un jeu massivement multijoueur trouvant l'un de ses intérêts dans le nombre de joueurs interagissant les uns avec les autres.
Il est évidemment plus intéressant d'explorer une région lointaine ou de partir en chasse en groupe, entouré de quelques amis. De même, l'artisanat dans un MMORPG ne se conçoit réellement qu'à plusieurs ne serait ce que pour acheter des matières premières ou écouler sa production.
illustration Fort de ce constat, on a vu apparaître de nouveaux concepts dans les jeux massivement multijoueurs basés sur le nombre d'intervenants comme d'abord le PvP (player versus player, la lutte entre joueurs), puis le RvR (Realms versus Realms, les guerres entre royaumes entiers) comme dans Dark Age of Camelot. Il est alors plus palpitant de s'aventurer en territoire ennemi quand on peut espérer y croiser quelques adversaires.

Plus largement, empruntant à la fois à la notion de jeu (que l'on préfère "gagner") et aux jeux de rôle (basé sur l'évolution, voire la progression du personnage), l'un des moteurs des MMORPG est de s'élever "socialement" (au sens premier : au sein d'une communauté). Or, là encore, on ne s'élève que par rapport à la masse de "multiples autruis".

 

Par analogie avec les compagnies téléphoniques du début du siècle, dans le secteur de niche hautement concurrentiel des MMOG, un indice de fréquentation élevé pour un MMOG est susceptible de renforcer son succès commercial. Une désertion des terres virtuelles d'un jeu pourra accélérer sa chute.

illustrationLes premiers univers virtuels grand public comme Ultima Online ou EverQuest (lancés respectivement en 1997 et 1999) connaissent encore aujourd'hui un succès dont se contenteraient plus d'un MMOG actuel, offrant souvent un contenu plus complexe ou original et intégrant les dernières innovations technologiques. On peut aisément expliquer leur pérennité par leur fréquentation.
Les joueurs arrivés à une période où quelques éditeurs se partageaient le marché sont toujours présents aujourd'hui (malgré la centaine de MMOG disponibles actuellement) notamment parce que les contacts et affinités noués alors le sont aussi. La présence de joueurs entretient un cercle vertueux et à ce jour, il semble qu'aucun univers virtuel cumulant plus de 200 000 abonnés n'ait été contraint de fermer ses portes.
illustration A l'inverse, la courte histoire des MMOG a retenu quelques exemples d'échecs retentissants, comme Asheron's Call II ou Horizons par exemple. On s'accorde généralement pour dire qu'AC2 a connu un mauvais départ (jeu sorti trop tôt et comptant des défaillances techniques), dont il ne s'est jamais remis. Aujourd'hui, le taux de remplissage des serveurs stagne autour de 10%, notamment parce qu'à tord ou à raison, un univers vide attire peu les nouveaux joueurs, peu importe les efforts de l'éditeur.
Et pour aller plus loin, on peut même souligner que toutes les suites envisagées pour remplacer l'indétronable Ultima Online ont été abandonnées avant leur lancement (Ultima Worlds Online: Origin ou Ultima X: Odyssey), malgré un contenu plus riche et techniquement à jour.

Aujourd'hui, les théories du monopole naturel semblent parfaitement s'appliquer au marché des MMOG, pouvant mener à sa sclérose et risquant de condamner à l'échec toute tentative de lancement de nouveaux programmes.

 

Contourner le monopole naturel...

illustrationFort de ce constat (un univers peuplé est attractif, mais peupler un univers est une activité aux résultats aléatoires, mais surtout un univers vide est répulsif), les éditeurs de MMOG se sont ingéniés à développer des concepts de jeu masquant la désertion d'un monde virtuel.

Nombre de projets actuellement en développement tendent donc à minimiser l'intérêt du "très grand nombre" de participants et se concentrent sur une organisation basée sur la formation de petits groupes de joueurs. C'est le cas par exemple de Dungeons & Dragons Online, dont l'originalité est de se décomposer en une multitude de "zones instanciées" (déjà inaugurées dans Anarchy Online, notamment).
illustrationL'univers fluctue selon la population le fréquentant. Le principe des "zones instanciées" veut que le moteur de jeu génère autant de répliques identiques d'une même zone qu'il y a de groupes pour l'explorer. Un groupe dont la mission sera de vaincre un donjon l'arpentera seul, sans que d'autres joueurs puissent le rejoindre. Si ces autres joueurs souhaitent également explorer ce même donjon, une copie en sera créée afin de leur proposer une expérience unique... similaire.

Le fait de répartir tous les personnages connectés dans des zones parallèles ne se rencontrant pas semble minimiser l'impact et l'intérêt de compter une population dense. Un MMOG ne connaissant qu'un demi succès (n'atteignant pas le cap fatidique des 200 000 abonnés) pourra s'en contenter pour assurer la pérennité du projet, dès lors que les joueurs n'en souffrent pas et ne ressentent pas le vide de l'univers.
A l'inverse, le même demi succès dans un univers unique ne pourra qu'accentuer la sensation de vide et rebuter les joueurs, désertant l'univers à leur tour et entretenant un cercle vicieux condamnant le jeu à plus ou moins long terme.

 

Il semble donc qu'aujourd'hui, un nouveau de concept de MMOG émerge permettant à chacun de trouver sa place dans un marché hautement concurrentiel. On peut cependant se demander si ces projets méritent toujours le qualificatif de jeux "massivement multijoueurs". Peut-être devra-t-on bientôt parler de jeux "parallèlement multijoueurs"...