Portrait d'un créateur indépendant, Jimmy Kalhart

Jimmy Kalhart, créateur indépendant dans un tout jeune studio, a bien voulu répondre à nos questions sur son métier. Jimmy s'étant prêté au jeu trois ans plus tôt, vous retrouverez ici son témoignage. Bienvenue dans la Série des Portraits de Creajol !

" En fait ce qui me gêne principalement [dans les JV], ce sont les stéréotypes et les propos qu’ils véhiculent en général. [...] certains studios commencent à proposer des alternatives et avancent plus ou moins timidement sur le chemin de l’égalité et de la tolérance. "

Creajol : Bonjour, merci de nous accorder ces quelques pensées !

Salut, c’est avec plaisir que je me prête de nouveau à l’exercice.



Creajol : Qui es tu ?

Je m’appelle Jimmy Kalhart, j’ai passé la barre fatidique de la trentaine l’année dernière et je suis  actuellement en train de monter un studio indépendant de jeux vidéo en association avec un ancien collègue et ami.



Creajol : En quoi consiste ton métier ?

Actuellement il consiste surtout à monter des dossiers, trouver des partenaires et se faire connaître, mais également à commencer la production notre premier jeu. Car en tant que créateur indépendant, les casquettes que je dois porter sont multiples. Comme au départ je suis game et level designer et que j’ai ensuite évolué vers la gestion de projets, je m’occupe de gérer ces tâches sur le projet en parallèle de toute la partie administrative de l’entreprise.

Heureusement, je ne suis pas tout seul et mon associé endosse le rôle de directeur artistique. A nous deux nous pouvons déjà faire pas mal de choses mais vous vous doutez bien que ce n’est pas suffisant. Nous sommes donc en train de monter une équipe pour venir nous épauler. C’est finalement le plus délicat car il faut jongler entre des moyens forcément (très) limités, et l’envie de ne pas se planter sur le recrutement et d’avoir une équipe efficace. C’est là que notre expérience dans la production et les contacts accumulés au fil des années jouent un rôle capital : il est beaucoup plus facile de s’entourer de gens de confiance quand on les connaît un minimum que lorsqu’on doit recruter à l’aveugle.



Creajol : Un avis sur l'industrie du jeu vidéo ?

Je risque peut-être de choquer quelques personnes mais j’ai un avis assez mitigé sur l’industrie du JV.  Cela dit c’est une vision pleine d’espoir car pour moi c’est un secteur en pleine mutation, en phase de maturation même je dirais.

En fait ce qui me gêne principalement, ce sont les stéréotypes et les propos qu’ils véhiculent en général. J’en ai assez de voir toujours le même type de personnages et les mêmes intrigues basiques : c’est toujours la princesse qui se fait enlever et doit être sauvée par le prince plombier, le sauveur du monde est obligatoirement un orphelin amnésique à l’esprit torturé, et si un personnage appartenant à une minorité est représenté (ce qui est déjà un petit exploit) il est forcément un héros secondaire ou un ennemi qui sera généralement caricaturé. Je ne parle même pas de la taille de la poitrine des personnages féminins qui frise souvent le ridicule (et promet de beaux lumbagos !).

Pourtant comme je le disais, les mentalités sont doucement en train de changer et si certain(e)s joueu(se)rs montent parfois au créneau pour crier leur ras-le-bol (on se souvient du post de Mar_lard sur le sexisme dans le jv qui avait fait grand bruit à l’époque), certains studios commencent à proposer des alternatives et avancent plus ou moins timidement sur le chemin de l’égalité et de la tolérance.

C’est pas encore gagné et j’aimerai vraiment que lorsqu’un Mass Effect donne la possibilité au public de jouer un personnage homosexuel on ne se retrouve pas face à une levée de boucliers réactionnaire, mais je pense qu’on est sur la bonne voie. C’est en tous cas dans cette optique là que le studio que nous créons va produire ses jeux.



Creajol : Sais-tu faire des choses que tu n'aurais jamais cru possibles ?

Quand on se lance dans l’entreprenariat, forcément on a des doutes, notamment sur sa capacité à pouvoir tout gérer et tout comprendre. Il faut dire que quand on ne connaît pas grand-chose à la gestion d’entreprise et qu’on commence à se renseigner un petit peu, il y a de quoi prendre peur. Quand on vous parle de bilans, comptes de résultats, marge brute, fond de roulement, contrats, propriété intellectuelle, amortissement de prêts, TVA ou même subventions, on peut très vite se sentir perdu.

Heureusement il existe des organismes (notamment la BGE ou les Chambres de Commerce) qui proposent un accompagnement et des formations afin de ne pas se sentir seul et perdu au milieu de cette myriade de nouvelles données. On vous apprend à prendre les choses une par une et à comprendre chaque facette de ce que sera votre futur rôle de chef d’entreprise.

Aujourd’hui je ne dis pas que je saurais remplir parfaitement un bilan comptable de fin d’année (il y a des cabinets spécialisés là-dedans et heureusement !), mais je suis tout à fait capable de comprendre ce qu’un tel document contient et surtout de pouvoir dialoguer avec mon comptable sans me sentir largué au bout de la première phrase ! Ça peut sembler trivial dit comme ça (et pas forcément intéressant pour les profils créatifs), mais croyez-moi, quand vous arrivez enfin à comprendre tout ce bordel, c’est une petite victoire en soi. Je crois que je n’avais plus ressenti ça depuis la fois où j’ai réussi à enfin terminer Ghoul’s n Ghost… j’étais en CM2 !



Creajol : Tu travailles beaucoup ?

Alors pour le coup quand tu montes un studio indépendant tu sais dès le départ que tu ne devras pas compter tes heures. Les casquettes sont multiples et les tâches bien trop nombreuses pour les 24h que représente une journée. L’indépendance a l’avantage de laisser beaucoup de liberté créative, mais en contrepartie les moyens sont forcément limités et il faut donc quasiment tout faire soi-même. Autant vous dire qu’il faut pas mal d’huile de coude et beaucoup de café !

A titre d’exemple je peux passer dans une même journée de la rédaction d’un doc de game design, au montage d’un dossier de financement, en passant par de la prospection pour embaucher un développeur (ou la réponse à une interview que je fais traîner depuis des semaines…). Et je ne parle pas du site internet et des réseaux sociaux qu’il faut alimenter en permanence et qui prennent un temps fou !

Quand les moyens sont limités il faut savoir jongler entre les fonctions et surtout être bien organisé pour ne rien oublier. Savoir s’entourer de personnes de confiance et déléguer des tâches est très important et parfois limite vital. Il est même parfois nécessaire de faire des choix et de trancher dans les intentions de départ par manque de temps ou de moyens. On n’est pas des surhommes et il faut savoir rester humbles et se dire qu’on ne pourra pas tout faire tout seul.

Néanmoins je ne me plains pas du tout, au contraire. Quand on est quelqu’un de multitâche qui aime toucher à tout c’est grisant, et même si les journées semblent parfois défiler trop vite, c’est un maigre prix à payer pour avoir la possibilité de créer librement et entouré de gens de confiance.



Creajol : Est-ce que tu cultives des relations avec d'autres créateurs ?

Nous avons récemment intégré un incubateur à la Plaine Images et avant cela nous avions l’habitude de travailler en espace de co-working. Ces dispositifs sont idéaux pour des organisations ne disposant pas ou peu de budget et permettent de rencontrer d’autres créateurs.

En l’occurrence, sur le site de l’Imaginarium, l’avantage est qu’il n’y a quasiment que des projets touchant à l’image et aux jeux vidéo. Du coup cela incite au partage et crée une réelle émulation. Voir d’autres personnes travailler à fond sur leurs projets, s’entraider et partager les bons plans et contacts est ultra motivant et permet d’étendre et consolider son réseau professionnel.

Nous évoluons dans un tout petit milieu où beaucoup de gens se connaissent et il me semble très important, surtout en tant qu’entrepreneur, d’entretenir de bonnes relations avec les autres acteurs du secteur. Plutôt que des concurrents, je vois d’avantage les autres studios comme des partenaires, pouvant même avoir une légère rivalité amicale, à l’instar de Naugthy Dog et Insomniac Games qui se tirent la bourre gentiment tout en se faisant des clins d’œil.



Creajol : Que transmets-tu lorsque tu crées ?

Comme expliqué dans une question précédente, je suis assez sensible aux messages véhiculés par les jeux vidéo, que je vois comme un support d’expression à part entière. De mon point de vue c’est un média qui peut transmettre certains points de vue ou valeurs au même titre que le cinéma ou la littérature. Je trouve du coup assez dommage que trop peu de studios s’y risquent et soient beaucoup trop « mainstream » dans leur propos. La frilosité et le manque de prise de position claire sur certains sujets de société ont tendance à faire perdre à ce support de création le côté artistique qui m’avait justement donné envie d’y entrer.

En créant mon propre studio, je souhaite donc avoir un discours un peu plus engagé, sans entrer dans un militantisme à outrance, mais avec des prises de position claires et en évitant au maximum de tomber dans l’écueil des stéréotypes faciles (avec en tête de liste la femme à gros seins qui n’est là que pour faire vendre à l’homme hétérosexuel en manque). On risque forcément de ne pas plaire à tout le monde, mais notre but est de faire des jeux selon notre éthique et nous pensons que le public sera beaucoup plus réceptif à ce genre de choses que ce que l’on pourrait croire. L’avenir nous dira si nous avons raison de prendre le taureau par les cornes ou pas.



Creajol : Qu'est ce que tu attends d'un entretien d'embauche avec un candidat ?

Si certains recruteurs ne jurent que par les diplômes et le cursus, je m’attache pour ma part d’avantage à la motivation et la personnalité des candidats.

J’ai déjà eu affaire à des personnes bien plus efficaces et débrouillardes venant de petites formations que des professionnels issus d’écoles prestigieuses qui croyaient tout savoir mais qui étaient incapables de sortir des bornes de ce qu’on leur avait appris. Je juge donc d’avantage sur la présentation de travaux effectués (que ce soit en tant que pro ou des projets perso / étudiants) que sur un diplôme qui, à mes yeux, n’a pas en soi de réelle valeur (attention, je ne dis pas que les écoles sont mauvaises, je dis juste que le simple diplôme de permet pas de juger de la valeur de ce qu’en aura tiré l’étudiant).

L’autre élément très important pour moi et qui pourrait me faire refuser quelqu’un de pourtant très bon techniquement : la personnalité. Nous évoluons dans un milieu créatif, où le travail d’équipe est primordial et où l’on doit avoir des équipes qui bossent en synergie. Étant donné que le studio que nous créons souhaite véhiculer certaines valeurs, il va de soi que l’on doit également retrouver ces valeurs dans la personnalité des candidats.

Pour résumer, personnalité et motivation valent à mes yeux beaucoup plus qu’un diplôme, aussi prestigieux soit-il.



Creajol : Comment es tu entré dans l'industrie du jeu vidéo ?

Cette question expliquera sans doute un peu ma réponse à la question précédente. Je suis en effet rentré dans l’industrie par la petite porte, ce que je ne regrette absolument pas. Sans être totalement autodidacte, j’ai effectué une formation relativement généraliste : DUT puis Licence et Master en audiovisuel et multimédia. Ça touche un peu au jeu vidéo mais je pense être quasiment le seul de mes promos à aujourd’hui travailler dans ce secteur, ce qui ne m’a pas empêché d’y parvenir.

Comme c’était un objectif que je m’étais fixé, j’ai dès le début de mes études orienté mes projets étudiants dans cette direction. Plateformes ludiques, gamification et autres petits jeux, dès que je pouvais inclure un peu de gameplay dans une production, je le faisais. Ces projets m’ont ensuite permis d’obtenir un stage dans un studio en tant qu’assistant de production / game-designer (en tant que stagiaire les casquettes sont vite multiples). Mon maître de stage, que je ne remercierai jamais assez pour ce précieux conseil, m’a un jour dit : « Tu touches à tout sur le projet, fais-en une force et rends toi indispensable ». Ce que j’ai fait et qui m’a valu, à l’issue de ce stage, une proposition d’embauche.

Et une fois qu’on a mis le pied dedans, il est beaucoup plus facile de faire valoir son expérience et d’évoluer (si tant est qu’on montre un minimum d’investissement et de motivation). Bref pas mal de chance mais comme pour tout, ce n’est pas le tout d’en avoir, encore faut-il savoir la saisir. Je ne saurais donc que conseiller à ceux qui veulent entrer dans cette industrie de rester motivés, de faire des projets, et surtout, surtout, de saisir les opportunités quand elles se présentent. On regrette rarement d'avoir osé mais toujours de ne pas avoir essayé.

Merci pour l’interview. Merci de nous avoir lu, et au plaisir de vous revoir bientôt !

Source : http://tookindstudio.com

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